(si vous avez peu de temps ou si vous voulez éviter les notions théoriques, ne lisez que les paragraphes qui ne sont pas mis en italique)

Il nous interpelle par de multiples voix. Des termes disparates et de nombreuses terminologies sont utilisées pour qualifier la situation et les implications du COVID-19, jour après jour, dans une évolution qui questionne tant les politiques que les citoyens.

Sans pour autant effectuer une analyse de discours rigoureuse, j’ai entendu ou lu à de nombreuses reprises que des experts ou des non-experts[1] estimaient que la situation était telle qu’une « psychose » s’installait ou que nous vivions dans une « paranoïa » généralisée. A la discussion de mes voisins de train qui estimaient que les mesures prises par l’OFSP étaient « surévaluées », je m’abstins d’approfondir la question avec eux comme toute possibilité d’échange semblait limitée. J’ai aussi entendu une personne représentant les médias suggérer que son collègue serait « hypochondriaque » ou qu’il présenterait des « TOC » pour justifier les précautions qu’il prend. A l’inverse, une peur légitime du phénomène du COVID-19 peut conduire à qualifier certains « d’irresponsables » car en proie à « sous-évaluer » le phénomène, ce qui représenterait un « déni » de la réalité. Exprimées en des termes généraux, les étiquettes mises entre guillemets peuvent représenter des jugements qui conduisent à réduire un phénomène, sans le comprendre, ce qui est peu enclin à ouvrir un dialogue.

Dans cet article, je m’intéresse à l’impact du discours tenu au niveau individuel ou global sur la réalité sociale vécue et sur les interactions entre personnes. Face au COVID-19, nous avons affaire à un phénomène mouvant et de nombreuses questions peuvent se poser. Les réponses restent incertaines selon le stade de la répartition du virus. Est-ce le signe d’un manque d’information ou simplement d’une information partielle dans la mesure où celle-ci est établie à un instant T ? La situation fait référence à ce que nous pourrions comprendre comme une « crise », à savoir qu’il s’agit d’un passage d’un état d’équilibre à un autre, en s’inspirant de la théorie des systèmes dissipatifs de Ilya Prigogine[2]. Cette évolution représente des risques mais aussi des opportunités. Quels risques amènent les discours prononcés au sujet du COVID-19 ? Quelles opportunités se présentent en envisageant d’autres formes discursives ?

Pour situer la réflexion, je pars du principe – selon la mouvance postmoderne qui considère que toute communication influence et ne peut être objective –, que les discours au sujet du COVID-19, comme d’autres discours, ont un impact important et construiront notre réalité. Ainsi, chacun de nous a une responsabilité pour inviter des discours qui feront évoluer la situation par de nouvelles interactions. De la même façon que d’autres réalités se construisent au travers des discours produits, telles que les questions liées au respect de l’humanité et de l’individualité de chacun (genre, appartenances, migrants, etc.), à l’écologie, à la politique. Dans le cas présent, nous parlerons de l’influence des discours sur le COVID-19 qui servira de support à une réflexion, laquelle pourrait s’appliquer à d’autres phénomènes.

Quel impact ça a de dire, c’est une « psychose » ?

Je choisis le terme psychose comme exemple d’un terme réducteur et flou. A noter que le terme « psychose » est choisi à dessein car il désigne une catégorie nosographique[3] propre à mon métier et qu’il me tient à cœur de déconstruire les étiquettes pour sortir de logiques de pouvoir entre une personne experte détentrice d’une autorité sur une personne non-experte et donc sujette à cette même autorité[4].

Illustration par un dialogue fictif entre « je » et « tu » mais que vous pourriez reconnaître :

Dialogue 1

Je : t’as vu ce qui se passe avec le coronavirus ?
Tu : ouais mais bon…
Je : bon quoi ?
Tu : bah faut arrêter cette « psychose » ! Et on risque pas de mourir dans notre tranche d’âge!
Je : ouais t’as raison ils arrêtent pas de nous faire peur avec cette « psychose »

Dialogue 2
(même début)

Je : t’as vu ce qui se passe avec le coronavirus ?
Tu : ouais mais bon…
Je : bon quoi ?
Tu : bah faut arrêter cette « psychose » !
Je : tu veux dire quoi quand tu dis « psychose » ?
Tu : bah… (réflexion), ça nous fait peur
Je : donc ça te fait peur ?
Tu : oui mais on dirait qu’ils exagèrent !
Je : tu fais référence à qui quand tu dis « ils » ?
Tu : bah les médias, j’ai vu le téléjournal hier et ils nous foutent la trouille !
Je : moi ça me fait pas tellement peur mais en même temps on sait pas trop comment ça va évoluer… Est-ce que le risque est surévalué ou sous-évalué, difficile à dire ?
(le dialogue pourrait continuer…). Tu prends des mesures toi ? (…)

Le sujet abordé en filigrane dans ces deux dialogues se réfère au processus de gestion du risque du phénomène impliqué par le COVID-19, c’est-à-dire aux décisions prises tant au niveau individuel que collectif pour limiter sa propagation. Le dialogue pourrait aussi bien porter sur d’autres thématiques, telles que les dynamiques de discrimination, de sexisme, de racisme, d’homophobie, et de peur de l’inconnu, etc. Si l’on compare les dialogues 1 et 2 ci-dessus, le premier bute très rapidement sur l’étiquette « psychose » qui n’ouvre aucune autre compréhension ni lecture de la situation. On en reste sur l’idée d’une psychose sans savoir à quoi ce terme fait référence. L’étiquette de « psychose » est issue de la médecine psychiatrique et désigne une perte de lien avec la réalité partagée et perçue par un plus grand nombre, ainsi qu’une difficulté à s’y inviter. Quel effet cela a-t-il d’utiliser un terme ainsi galvaudé et si flou dans le contexte de discussions au sujet du COVID-19 ? Le fait de s’en inquiéter se rapporte-t-il à une perte de rapport avec la réalité ou au contraire une prise en compte d’un phénomène qu’il importe de combattre ou face auquel des mesures doivent être prises ? Comment aller au-delà de l’étiquette pour inviter autre chose que des mécanismes de peur et de rejet ?

Un label, quel qu’il soit, peut avoir comme effet ce que l’on appelle en psychologie, plus particulièrement en systémique[5], la survenue de ce que l’on cherche à éviter. Ce mécanisme fonctionne comme une prophétie. A titre d’exemple, j’entendais dans une leçon dispensée par un médecin très médiatisé qui mêle spiritualité, médecine et développement personnel et qui répète face au phénomène du COVID-19 qu’« il ne faut pas paniquer » mais qui conseille en filigrane des prises de compléments alimentaires, des méditations et d’autres recettes. Quel peut être l’impact de ces termes et injonctions ? Est-ce qu’ils renforcent la confiance, font réfléchir ou au contraire, amènent à suivre de multiples directives qui en fin de compte contribuent à nourrir la peur ?

A noter que tout état émotionnel est légitime et ne comporte pas en lui-même les connotations qu’on peut lui attribuer. Dans le contexte actuel, le terme de psychose ne se rapporte pas à la peur mais à la connotation qui en est faite. Pour aller plus loin, on pourrait arguer que cette connotation suppose un jugement de l’autre et des organismes impliqués (état, organisations socio-professionnelles et communautaires). Lorsqu’on dit à quelqu’un de ne pas paniquer, on ne fait que renforcer son émotion primaire de peur. La suggestion et le groupe peut avoir un impact très important sur le vécu individuel et partagé. Je pense aussi aux termes utilisés dans les médias et l’implication que ces suggestions peuvent avoir sur les masses. Alors, pourquoi ne pas utiliser des formules qui questionnent les étiquettes et ouvrent ainsi des possibilités ?

Imaginez. Vous êtes convié à une expérience scientifique portant sur la perception. On vous demande, ainsi qu’à d’autres participants, d’évaluer la longueur de plusieurs lignes en les comparant. A votre grande surprise, les autres participants donnent à l’unanimité des réponses qui contrastent totalement avec les vôtres. D’abord, vous pensez qu’il s’agit d’une erreur et vous vous attendez à un retour de situation mais il n’en n’est rien et vous commencez à douter de votre vue. Vous vous demandez si vous n’êtes pas un peu malade et vous commencez à transpirer. Non, vous n’avez pas de fièvre mais vous finissez tout de même par vous rallier à l’avis des autres participants. Cet exemple est issu de l’expérimentation de Solomon E. Ash[6] sur la désinformation. Dans le cas présenté, vous étiez le seul sujet testé et les autres participants étaient de mèche pour vous induire en erreur, ce qui a fonctionné puisque vous vous êtes rallié à l’avis dominant.

On voit que la réflexion critique et même la perception peuvent être altérées par l’avis d’un groupe partageant une même opinion. Jusqu’à quel point peut-on se rallier à un avis majoritaire en mettant de côté son libre arbitre ? Si vous entendez une fois, deux fois, plusieurs fois le terme « psychose » pour décrire la situation du COVID-19, comment pourrez-vous penser autrement ? Le dialogue 2 propose une alternative en interrogeant : « tu veux dire quoi quand tu dis « psychose » ? » Il s’agit d’un processus de déconstruction et de clarification qui pourra maintenir et enrichir la discussion en créant des possibilités de se comprendre et de comprendre un phénomène pour y réagir en conséquence. Les décisions prises par le groupe excluent-elles les questionnements et positionnements individuels ou alternatifs (par alternatif, j’entends tout mouvement qui ne se situe pas dans une norme dominante, tel que le modèle économique de croissance) ? Comment l’individu reste-t-il impliqué et collaborant vis-à-vis du collectif duquel il dépend ?

Je postule que chaque individu, les autorités ou représentants d’une autorité, professionnels de la santé, médias, ont une responsabilité quant aux termes qu’ils choisissent d’utiliser pour ouvrir des options de collaboration. Le langage est une arme qui peut enfermer, induire du rejet, tout comme il est un atout pour construire un monde basé sur plus de compréhension et sur un plus grand respect des individus et des groupes. Déconstruire les étiquettes, les dépasser par des questions ouvertes, peut contribuer positivement à renforcer les échanges, à prendre des décisions adéquates et à instaurer un sentiment de sécurité.

Si ce texte vous a intéressé, n’hésitez pas à me le faire savoir et/ou à le transmettre librement. Merci d’avance.

Paul Jenny
www.pauljenny.ch
contact@pauljenny.ch
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[1] Les termes d’expert et de non-expert sont en italique pour signifier le caractère relatif de ces deux notions, discutées dans le courant scientifique transversal dit du postmodernisme

[2] Ilya Prigogine a eu une influence considérable sur les développements de la pensée systémique pour comprendre le fonctionnement des systèmes loin d’un état d’équilibre (Prigogine I., Introduction à la thermodynamique des processus irréversibles, Dunod, Paris, 1968).

[3] Le terme nosographique fait référence à la catégorisation des maladies dites « mentales ».

[4] Pour approfondir cette thématique, on pourrait lire Michel Foucault.

[5] approche psychothérapeutique qui se concentre sur les liens et interactions entre individus

[6] Ash S. E., Studies of independence and submission to group pressures, Psychological Monographs, vol. 70, numéro 416, 1956